Chroniques

par bertrand bolognesi

Carmen
opéra de Georges Bizet

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 4 décembre 2012
Anna Caterina Antonacci est Carmen à l'Opéra Bastille (Paris)
© charles duprat | opéra national de paris

De quoi l’opéra fait-il son monde ? De belles princesses, de hardis chevaliers, de félons et de jaloux, d’histoires et d’Histoire, d’exotisme, de passion, mais encore d’idéaux, grands et moins grands, qu’illustrent des destins, et très souvent des destins de femmes fatales. Fatale, Carmen l’est, assurément (quoique… nous reviendrons sur ce « concept ») ! Fascinante, charmeuse – comprendre ensorceleuse –, présente dans l’instant, dans « la sensation vraie », sans compter ; l’hier s’oublie aussitôt, demain n’est plus aujourd’hui, demain peut n’être pas, tout simplement. Bref : insaisissable, toujours. Immorale ? Non, loin s’en faut : jamais elle ne ment, affrontant tous et chacun dans la vérité, jusqu’à la mort. Le mot-clé de Carmen ? « la liberté ! », terrible.

Ce soir, le rideau s’ouvre sur le décor unique qu’imagina Damien Caille-Perret pour cette nouvelle production. Sous un toit incomplet (peut-être usé par le temps, peut-être rongé par l’incendie, qui sait ?), une sorte de hangar à marchandises, avançant quai sur voie, accueille la brigade sévillane du premier acte. On croit pouvoir le lire rapidement, mais l’on se trompe : le dispositif révèle peu à peu de nombreux détails qui de quelques riens créeront les lieux à venir, assidûment magnifiés par les lumières de Joël Hourbeigt, remarquables. Le plateau n’est presque jamais nu : une multitude de « petits pieds » usent de préludes et interludes pour aménager l’espace, dans un mouvement infiniment souple qui religieusement respecte la fosse. Tout en douceur, trois lampes sont suspendues pour accueillir le socle d’un wagon bientôt tiré en scène : la fête chez Lillas Pastias peut commencer. Pénombre lunaire, ballots dérobés, le recel contrebandier se fait tout aussi évident au III. Enfin, on remarque au IV les galeries latérales, un savant jeu d’ombre et de soleil, puis un contraste d’orage pour le crime : les abords des arènes, personne n’en doute. Ainsi, à l’aide d’un décor suffisamment imprécis pour être exactement reprécisé au fil des tableaux Caille-Perret réinvente-t-il un écrin pour Carmen, un écrin tout comme elle irrésistiblement vivant.

Il serait faux de parler de « transposition » ou d’« actualisation » pour rendre compte de la mise en scène d’Yves Beaunesne. Certes, un parfum de Movida madrileña hante sa proposition, rehaussé par les créations costumières de Jean-Daniel Vuillermoz, mais sans qu’il le laisse dominer outre mesure le matériau qu’on lui confie – à savoir l’intrigue de Mérimée, les choix plus ou moins heureux de Meilhac et Halévy, enfin la prise de possession par Bizet. De fait, c’est très discrètement que quelques « emblèmes » (le mot est trop fort) traversent le spectacle, sans qu’on puisse le réduire à cet aspect. Bien au contraire : cet « assaisonnement » accompagne d’une sorte de bienveillance l’imprégnation profondément humaine de sa conception des rôles, minutieusement construits. Aussi est-on plus au théâtre qu’à l’opéra. Mais, au fait, l’opéra n’est-il pas du théâtre ? On ne finirait pas de gloser sur la question… en poète (plutôt qu’en philosophe), Beaunesne ne bavarde pas, lui : il agit. Le résultat ? Une Carmen à l’onirisme pertinemment dérangeant – nul besoin de ce que l’habitude dénomme le « chien » si l’héroïne (et c’est bien le cas) existe plutôt que de jouer : la femme fatale est le fantasme des peine-à-jouir, éjaculateurs précoces et autres bande-mous réfugiés dans un onanisme sans courage – un texte qui se dit par-delà les conventions du mélodrame elles-mêmes, qui sainement refuse le dire forcé des chanteurs, grâce à une direction d’acteurs qui ne se néglige pas dans la traversée des genres [lire notre chronique du 16 février 2012].

Une Carmen sans « chien », disions-nous, c’est-à-dire l’insaisissable, la Bohémienne, la Gitane, libre (de fait, c’est dans un linceul de mariage que le désespéré l’étreindra). La nouvelle production de l’Opéra national de Paris fait génialement corps avec le sujet : elle est libre, ne se laisse ni résumer ni ranger dans les tiroirs rassurants de la conversation de salon (ou d’entracte). Autant qu’elle ravit, la liberté fait peur au plus grand nombre, rendue coupable des outrages dont le prisonnier des travers admis la fait lui-même victime. Intégrer un kitsch nouveau à cet ouvrage revient à montrer ce que ledit ouvrage contient par nature de kitsch tu (kitsch ? un mot qui rassemble tout ce qui fait ce navrant provincialisme des capitales du goût).

La représentation avance main dans la main avec Philippe Jordan qui ciselle à la fosse des grâces rarement perçues de la partition. Les bois sont chatoyants, ce soir, tandis que les cordes arborent une soyeuse clarté de tempera. Le chef avance en complice rigoureux de la dramaturgie. Aussi la bacchanale du cabaret gagne-t-elle une sauvagerie revigorante, comme le corso du IV montera en superbe, telle la formidable morgue des enfants et acrobates à l’animer.

Le plateau vocal ne démérite pas. On saluera le Morales d’Alexandre Duhamel, doté d’un style exemplaire, la Frasquita attachante d’Olivia Doray (dont la diction, cependant, n’est pas aujourd’hui à sa clé de voûte), le Dancaïre coloré d’Edwin Crossley-Mercer et le souple Remendado de François Piolino. Bien qu’affichant un timbre positivement « accrocheur », François Lis convainc moins en Zuniga qu’il sert d’une affectation un rien condescendante.

Le quatuor s’avère de belle tenue. Ludivic Tézier campe d’un phrasé facile un luxueux Escamillo. La Micaela de Genia Kühmeier, déjà entendue au Châtelet [lire notre chronique du 26 mai 2007], concentre les douceurs du personnage dans un legato soigné. Don José à Lausanne [lire notre chronique du 17 juin 2005] puis au Châtelet, Nikolaï Schukoff signe ici une incarnation de puissante stature. L’impact vocal est précisément ciblé (malgré un refroidissement dont presque imperceptibles sont les effets) et la présence dramatique écrasante, jusqu’au meurtre halluciné – « le paroxysme de toute passion et de vouloir sa propre ruine » avançait Kierkegaard. Au même diapason théâtral, Anna Caterina Antonacci se love idéalement dans la lecture d'Yves Beaunesne. Sa Carmen du Capitole [lire notre chronique du 7 avril 2009], approfondie à l’Opéra Comique [lire notre critique du DVD] prend tout naturellement ses marques, après une entrée en contre-cliché (irrésistible méthode hitchcockienne…) sous une chevelure platine. L’ouverture du cadre de scène n’étant pas le même qu’en ces théâtres, la voix paraît ici à peine moins décisive.

Outre neuf représentations à découvrir in loco, cette Carmen sera jeudi prochain l’objet d’une diffusion en direct sur grand écran dans vingt-six cinémas UGC français et belges et dans une quarantaine de salles indépendantes [à 19h30, le 13 décembre].

BB